Un extrait de "La copie antérieure", de Marc Lebiez, publié par "En attendant Nadeau" :
"Spinoza ayant envisagé de publier lui-même « sa » philosophie, puis renoncé à le faire pour des raisons de sécurité, on n’avait pas lieu de penser que son grand œuvre, rédigé à partir de 1662, fût inachevé, fût-ce à la manière, presque imperceptible, de l’Énéide. L’affaire ne paraissait pas poser de problème susceptible de recevoir de solution définitive et les savants se référaient à l’édition presque centenaire de Gebhardt, tandis que les Français lisaient la traduction de Charles Appuhn, parue aux éditions Garnier « sans date » pour éviter de dire en 1909. Les traductions abondaient, divergeant sur quelques concepts majeurs. Le latin de la tradition métaphysique est une langue technique et claire ; les éventuels problèmes de traduction sont indissociables d’une interprétation philosophique. Ainsi quand on se demande comment traduire des mots comme anima et mens : dénotent-ils vraiment deux concepts différents ? Peut-on se contenter de transcrire anima par « âme » ? En latin classique, mens a une extension assez large et désigne de façon générale l’activité pensante ; faut-il traduire par « pensée », par « intelligence », par « esprit », par « âme » ? Dans le français courant de notre époque, le mot « esprit » n’emporte plus l’image du souffle de vie, mais pour un auteur du XVIIe siècle ? Spinoza évite anima qui lui paraît « équivoque » car ce mot « s’emploie souvent pour le principe corporel » qui caractérise les « animaux ». Mais nous ne faisons plus un rapprochement évident entre « avoir une âme » et « être animé »… Le poète a pu se demander si les objets inanimés avaient une âme. En français, Lamartine jouait d’un paradoxe, en latin ç’aurait été une absurdité. Spinoza voit que Descartes tient pour équivalents anima et mens (« anima seu mens »), aussi reprend-il lui-même ce mot quand il critique l’auteur du Traité des passions. Reste à savoir comment traduire mens, quelle différence faire avec spiritus, intellectus, ratio. Un problème analogue se pose à propos d’autres notions essentielles du système, comme affectus et passio : jusqu’où va la synonymie, peut-on se contenter d’« affect » et de « passion » ? (...) Dans l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza évoque les secours aux indigents et il écrit capacitas pour désigner ce que peut faire un homme (« unius viri capacitas ») en la matière. Dans le français actuel, « capacité » s’entend à la fois de la contenance d’un récipient et de la faculté de faire quelque chose. Cette seconde acception n’existe pas en latin, seule la première se rencontre dans les textes. En bons latinistes classiques, les éditeurs ont remplacé capacitas par une formule cicéronienne : facultas ingenii. Mais ils donnent alors à penser que Spinoza n’aurait eu en vue que les facultés intellectuelles, ce qui n’est clairement pas le cas. La différence n’est pas négligeable quand il s’agit de distinguer entre ce qui relève des individus et ce qui tient à la société, comme on le voit aussi au chapitre III du Traité théologico-politique. Comme ces éditeurs sont intelligents et scrupuleux, ils perçoivent ce risque de contresens et, dans leur liste d’errata, suppriment ingenii, ce qui n’est pas non plus une solution satisfaisante, puisqu’on s’éloigne à la fois de la tournure latine et de la notion de « capacité ». Ils ont en outre pu commettre de ces bévues qui résistent à toutes les relectures sur épreuves. Cela ne porte pas toujours à conséquence, pourvu que les éditeurs successifs ne sacralisent pas une version manifestement fautive."
Les commentaires récents