APPEL A L'ATTENTION DES CREATEURS DE CULTURE ET DE SAVOIR
Nous sommes français, ou nous habitons en France. Nous sommes censés être liés et partagés un «espace commun». Mais en fait, nous sommes liés par plusieurs espaces : le sol, et son «droit», la communauté, et ses droits, la culture, et ses forces, ou ses idées, ou ses représentations. Depuis une dizaine de jours, le premier espace, le sol, est le lieu commun d'affrontements entre jeunes et forces de police, de destructions de biens privés et publics. De ce sol-là, les citoyens sont absents, et «nous», je veux dire ici, les écrivains, les poètes, les philosophes, les intellectuels donc, nous sommes aussi absents. De l'espace du débat national, nous sommes également absents. Ici ou là, nous pouvons écouter des émissions de radio, écouter et voir des émissions de télévision; quelques-unes rassemblent en un même espace des représentants de l'Etat, de la souveraineté nationale, et des citoyens. Et dans ces émissions, forums, ..., nous, écrivains, poètes, philosophes, en tant que tels, nous sommes absents; parce que nous nous absentons de ces débats (ils ne nous intéressent pas, nous sommes occupés ailleurs) ou parce que ceux et celles qui doivent choisir les participants de ces débats ne pensent à nous et font de nous des absents. Ou bien lorsqu'il s'agit de faire appel à des gens de lettres et de pensée, des réflexes bien connus conduisent à faire appel à... Bernard Henri-Levy, et autres figures bien connues, qui, à mon sens, goût, jugement, ne nous représentent pas.
On entend souvent le lieu commun selon lequel la France est la nation d'une grande culture, d'une grande histoire... Mais qu'est-elle aujourd'hui ? Pour une part, ceux et celles qui usent de ce lieu commun gèrent la «conservation du patrimoine», c'est-à-dire la protection d'une culture morte, sur le modèle du musée et de ses visites. L'officier allemand qui égrène la liste impressionnante des auteurs et des penseurs de la «culture française» dans «Le Silence de la Mer» de Vercors peut bien s'extasier devant cette plénitude humaine – c'était il y a soixante ans. Dans les années 30, ceux et celles qui écrivaient et qui avaient encore le goût de l'effort intellectuel avaient encore l'habitude de se voir et de se parler. C'est ainsi que «le surréalisme» a pu apparaître, après des dialogues houleux, sincères parfois, narcissiques souvent; c'est ainsi que des membres de ce mouvement, et d'autres, ont pu se retrouver dans une mobilisation contre le fascisme. Et maintenant ? Le 21 avril 2002, les Français éberlués voyaient que les deux candidats en tête du premier tour de l'élection présidentielle appartenaient à la même sphère idéologique et symbolique, la droite. Le Front anti-Le Pen offrit 82% de voix à l'actuel Président de la République, déjà en place au moment des faits. Sans faire de campagne de deuxième tour, il fut élu sans coup férir. Sa première élection avait été fondée sur l'impact de la formule de la «fracture sociale». 10 ans après son arrivée au pouvoir, la dite fracture est massive; le chomage est probablement plus important (les chiffres connus ne paraissent pas honnêtes); la «représentativité» démocratique est toujours aussi mauvaise (la France dirigeante n'a guère de rapport avec 95% de la population). Sur ce terrain où le feu s'annonce, un candidat, toujours du même camp, rassemble les suffrages. Nicolas Sarkosy, adoubé par les puissances de la capitale, est sur orbite. Est-il plus digne que l'actuel résident du palais de l'Elysée ?
Vous êtes auteure, écrivain; poétesse, poète; philosophe, artiste. Consentez-vous à ces faits ? Des écuries politiques qui servent à choisir un poulain qui servira un cavalier fantôme ? Des intellectuels qui sont si absents de la sphère publique que nos débats publics et politiques sont toujours déterminés par des «idées» simplistes, fausses, mensongères ? N'avons-nous pas, ensemble, une autre Idée de la France ? Et une autre vision de l'avenir de ce lieu commun qui fait l'être-français ? De l'Europe ? Et du Monde ? Partout, les esprits les plus simplistes, qui affirment souvent être des porte-parole d'un bon sens dont nous devrions avoir appris, seul ou par l'aide de la philosophie, à nous méfier, partous, ces esprits donnent le là. Il y a le tragique affrontement entre Bush et Ben Laden, deux faces d'une même pièce, le manichéisme, dont il serait plus judicieux de refuser de choisir, car il y a une autre voie que le manichéisme ! Ni Bush, ni Ben Laden ! Et en France, ce n'est pas parce que quelques jeunes de banlieue sont irrespectueux, violents, arrogants, qu'il faut se jeter dans les bras du petit Nicolas ou des fous de la République, comme il y a des fous de Dieu... Ce n'est pas parce que le devenir du monde vers la laideur intellectuelle est patent qu'il faut, par répulsion raisonnée et aussi irraisonnée, abandonner le monde aux mains de ceux qui veulent en faire un jouet infernal.
Que faire et pour quoi faire ? Des élections, une présidentielle, et des législatives, se profilent à l'horizon proche. Voulons-nous prendre le risque de vivre le cauchemar du 21 avril et qui sait, pire encore ? Voulons-nous que la France moisie, naphtalinée, assise sur des revenus éloignés du commun des citoyens, décide encore d'une majorité thermidorienne ? Voulons-nous laisser le pouvoir et l'avenir de la nation à des individus qui ne connaissent le sens de l'intérêt général que dans sa formulation verbale ? Voulons-nous laisser courir le risque à la nation, c'est-à-dire, pour nous, nos enfants, nos petits enfants, d'une guerre civile qui n'est que possible ? Beaucoup affirment qu'elle est probable; d'autres qu'elle est certaine. Mais qui pâtira d'une telle guerre civile ? Ceux et celles qui aujourd'hui contribuent aux déséquilibres de notre vie reflétée par nos consciences respectives, ceux et celles qui armeront des milices pour protéger leurs biens, ou la majorité ? Il n'est pas inutile de ne pas oublier; de ne pas oublier la leçon de la Commune de Paris en 1871. Les communards ont offert à la France les premières «mesures sociales», à commencer par l'école gratuite, laïque et obligatoire. Les «versaillais», une fois entrés dans Paris, ont procédé à des massacres. Des milliers de Français, d'hommes et de femmes de valeur, et leurs enfants, ont perdu la vie; ont été envoyés au bagne; et ont pu et du fuir le pays pour survivre en attendant... Les puissants hésiteraient-ils aujourd'hui à faire tirer par la troupe sur un peuple mobilisé par des barricades ? Rien n'est moins sur. Et nous sommes à un stade de l'évolution de notre peuple, de l'espèce humaine, où nous devons sortir des conditions qui conduisent fatalement à ces conflits meurtriers. Si nous réussissons cela, nous aurons bien fait. 2007 doit être un premier terme de la mobilisation ici proposée. Nous pouvons empêcher la cohorte de ceux qui préfèrent toujours et en tout leurs intérêts particuliers, à l'intérêt général, et plus encore, à l'intérêt universel, alors que nous vivons de manière sans cesse plus approfondie notre condition d'interdépendance, nous pouvons les empêcher d'être les maîtres des pouvoirs qui sont et qui font le coeur de la nation.
Si vous êtes auteure, écrivain... artiste, vous avez, nous avons, la responsabilité, là où nous sommes, là où nous pouvons nous retrouver, là où nous pouvons être invités, à prendre la parole pour agir par et sur la langue commune par laquelle les débats prennent corps et sont déterminés. La «dramatisation» est par exemple un problème central qui devrait nous occuper. Au coeur de l'action narrative, comme de la représentation théâtrale, il s'agit de présenter des forces, des menaces, de susciter la peur. Une peur qui est parfois légitime et sensée, si nous tenons à la vie, si nous devenons ainsi vigilants face à des dangers. La majorité gouvernementale a été élue parce qu'elle a su, aussi, inquiéter et rassurer à la fois. Depuis, elle joue de cette musique, que ce soit pour vilipender une situation économique (le budget de la France), pour stigmatiser des pauvres qui vivent au-dessus de leurs moyens (les chômeurs qui tirent profit de l'assistance nationale), pour morigéner une jeunesse anxieuse, anxiogène et rebelle. Et si nous devions avoir peur de ces experts des causes et des effets à problèmes ? Cette «dramatisation» est aussi au coeur de cet appel, car il faut nous rappeler, femmes et hommes de l'écriture et de la pensée, que les drames, les tragédies, ne sont pas seulement des fictions, des histoires virtuelles que nous contons à des adultes pour nous faire peur, mais qu'elles frappent des hommes et des femmes vivants, et qu'une éthique de vie doit peut-être choisir de ne pas profiter de malheurs bien réels pour s'en inspirer ou pour les inspirer. Car, écrire, nous le savons, c'est aussi faire naître un monde. La responsabilité est grande.
Que faire et pour quoi faire ? Il faut déjà ne pas laisser l'espace commun à l'abandon; être présent; parler, et si possible, penser en parlant. Pour celles et ceux qui en ont la force, il faut organiser; des débats, des réunions, des représentations (de théâtre), qui permettent d'avancer. Il faut que cette activité civile contrebalance l'omniprésence et l'omnipotence des médias sur la fabrique des opinions et des sentiments. Il faut, ainsi, parfois, ramener à leur juste proportions les choses telles qu'elles sont. Il y a, par exemple, des êtres petits qui sont transformés par la loupe grossissante de ces focalisations médiatiques en Héros des temps modernes. Dans le paysage humain, dans le mur des siècles qui a vu naître et grandir des femmes et des hommes remarquables, ces «Héros» sont des lilliputiens, et surtout, des «comédiens». Les acteurs, ceux qui imitent la vie, simulent des sentiments sont trop nombreux. Idolâtrés, ils ne méritent pas cette vénération, alors que, dans la vie privée, la vraie vie donc, ils ne sont pas à la hauteur des «héros» représentés. Par exemple, «la fermeté» se simule aisément. Et nous ne devons pas oublier et laisser oublier que l'acteur se moque parfois totalement de son texte et de son jeu, mais ne pense qu'au premier rôle.
Sommes-nous devenus ce que nous sommes pour ne pas exprimer le peu d'intelligence que nous avons réussi à capter de la vie qui nous porte et nous traverse ? Face à une vie politique archaïque, il n'est plus temps d'attendre des miracles d'un sauveur providentiel. Parmi celles et ceux qui n'ont pas encore de nom (connu), il y a sans aucun doute possible des femmes et des hommes qui peuvent aider leurs soeurs et leurs frères d'humanité à s'engager de manière durable dans une vie dont nous n'avons pas fini d'approfondir les conditions mystérieuses et belles. C'est à vous, à elles et eux que s'adresse cet appel. N'attendez pas un courrier du Président ou du Premier Ministre, un mail de Dieu, ou une acclamation populaire – écoutez votre voix intérieure, comme celles de ceux qui n'en peuvent plus de lutter et qui ne trouvent pas d'écoute ni d'aide, ici, dans ce pays, et ailleurs.
Jean-Christophe Grellety
NB : cet appel est personnel. Mais si des personnes prennent son relais, le prolongent, ..., avec une plus grande détermination, efficacité, celui-ci s'effacera bien volontiers derrière leur mobilisation. Les egos sont nécessaires; mais les égocentrismes sont trop nombreux. Comme l'intérêt général l'exige, je cèderai volontiers cette place de l'appelant et de l'orateur à celles et ceux qui me paraîtront le mériter et qui le proposeront